Étire ta langue

Poésies et pensées vagabondes


Tranches de livre – extrait 16

L’atmosphère était étrange et agréable en même temps. C’était la première fois que je vivais un échange profond avec un adulte. J’étais très fâché contre eux et ne leur donnait pas ma confiance. J’aimais la tessiture de sa voix et la douce clarté de son regard. Ses gestes étaient posés et délicats, son corps était trapu et de moyenne taille. Il émanait de lui une parfaite maîtrise de ses mouvements.

Malgré mon jeune âge, j’avais entraîné mon esprit dans des lectures variées et parfois ardues. Je connaissais les classiques de la philosophie. Nietzsche et Kant, Schopenhauer, Montaigne, Rousseau. Les poètes comme Baudelaire et Apollinaire m’accompagnaient depuis que j’avais atteint quatorze ans. Je devinais sans difficulté le chemin que Manter me pointait.

Le détachement, je m’étais trouvé face à lui une seule fois. J‘avais dix ans. La première fois que je le rencontrai, ce fut dans les yeux de mon grand frère. Ce fameux soir où il voulut « prendre le train ». Mon père et mon oncle, ancien soldat de la guerre d’Indochine, rentrèrent vers minuit du commissariat de police, nous ne dormions pas mon frère cadet et moi-même. A peine avaient-ils passé le seuil que mon paternel s’empara de sa baguette magique comme il disait. C’était une grande règle de soixante-dix centimètres en plexiglas. Il demanda à Edgard de baisser son pantalon, ce qu’il fit en jetant un regard vers nous, ses frères. Nous étions cachés en haut de l’escalier qui montait aux chambres. La force et le nombre des coups étaient tels que mon oncle, ma mère et une cousine essayèrent de s’interposer. Mais la fureur du père était grande et ils ont dû partager les coups qui pleuvaient. Ce soir là, raclée générale au menu. Pas une larme, pas une dans les yeux du frère aîné. Les nôtres inondaient les marches, nous pleurions pour lui. Il releva sa tête pendant que la règle continuait son tempo régulier. La « brute » l’ignorait mais elle était en train de composer une curieuse symphonie dans le cœur des trois frères. Il leva son regard vers nous, lui seul nous avait découvert, et il nous sourit en murmurant de ses lèvres muettes : «  n’ayez pas peur, je n’ai pas mal, je n’ai pas peur moi ! ». Il nous sourit, et ce sourire fut un moment déterminant de nos vies. Un sentiment d’une grande liberté qui s’offrait à nous, à moi…

Dites Manter, c’est du détachement dont vous me parlez en fait. N’est-ce pas ? Vous êtes en train de me dire qu’il y a un lien entre le détachement et la peur ou ce qu’elle génère de violence, c’est bien ça ?

Il sourit laissant voir des dents régulières, rien de carnivore dans ces dents, non, plutôt des dents de ruminant. Il me tendit l’extrémité de son bâton et me demanda de la saisir.

Serre-le fort dans ta main et tire vers toi ! Résiste !

Il tirait pour me l’arracher pendant que je tirais de mon côté. Cet exercice nous agita quelque peu et le bois lisse glissait de mon étreinte centimètre par centimètre. Je faillis tomber à la renverse lorsqu’il m’échappa d’un coup.

Tu as senti la violence en dedans et au-dehors de nous pendant que nous luttions ? Me dit-il alors que je récupérais mon souffle.

Je hochais la tête en guise d’accord, il continua.



2 réponses à « Tranches de livre – extrait 16 »

Laisser un commentaire

Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer